Lorsqu'il avait fait L'Ombre de la terre en 1982, son premier long métrage novateur et magnifique sur l'acculturation forcée des populations du désert, Taïeb Louhichi avait amorcé un défi qui ne le quittera pas : exprimer par le cinéma un imaginaire prophétique ancré dans les réalités du monde, et notamment du Sud tunisien dont il est issu. Dans Laylâ ma raison, il explorait l'idéalisation mortifère de la femme à partir du texte du poète Qais-Mejnoun (7ème siècle). Avec Noces de lune, il tentait une approche symbolique des devenirs adolescents. Mais ce dernier film fut mal reçu et ses nouveaux projets (évoqués dans le film) ne furent pas retenus par la Commission tunisienne. Taïeb commence une traversée du désert dont La Danse du vent est l'aboutissement. Le film n'est pas une pleurnicherie sur la souffrance du cinéaste mal compris mais une interrogation profondément honnête et sincère d'un homme qui se demande aujourd'hui comment continuer à faire du cinéma. Le grand intérêt du film est qu'il ne place pas son interrogation dans sa seule sphère personnelle mais l'inscrit dans un monde qui norme de plus en plus l'accès au rêve dans des produits formatés.
Ce cinéaste, remarquablement interprété par cet autre réalisateur qu'est Mohamed Chouikh, se perd ainsi dans le désert où il est allé faire des repérages. Une vision le poursuit, Zazia, bédouine rencontrée en bord de route mais aussi personnage de son film, mais encore mirage qui l'obsède, son rêve. "Tes rêves sont ton salut" lui dira-t-elle dans une danse. Car Zazia lui tourne autour comme le vent, tant il ne peut se défaire de son désir de cinéma, alors même que continuer à tourner revient à préserver ce rêve qui fonde l'être au monde, qui ancre le devenir du monde.
Le temps du film doit alors devenir le temps du rêve : le film qu'il veut tourner est déjà sur l'écran de télévision que regardent dans la nuit les enfants, Zazia est déjà actrice photographiée dans son storyboard. Il ne s'agit pas d'en perdre la raison : le cinéaste s'accroche, travaille, utilise ses accessoires, les trimbale aussi désespérément que Sisyphe, s'insurge contre ceux qui menacent son décor. Mirages et visions s'entrelacent et se perdent : l'espace de sa prison de sable devient la scène du monde, enjeu de conflits aussi réels qu'intérieurs. Le vent dessine des formes dans le sable : le rêve doit être à la source de la représentation pour qu'elle ne soit pas, tendance télévisuelle, simple figuration. Pour cela, le spectateur est convoqué : lui seul peut donner sens à l'image qui lui est proposée. Sa solitude est égale à celle du cinéaste : les sourates n'ont pas non plus la clarté de l'énonciation, elles invoquent et évoquent poétiquement l'exil du moi. A quoi bon dès lors fuir le temps par peur de la vieillesse et de la mort ? Le rêve reste le salut.
La Danse du vent se fait ainsi manifeste, plaidoyer pour un cinéma du sens, d'un sens puisé dans l'imaginaire comme source d'utopie. L'abondance des images accompagne paradoxalement un déficit de représentation : un autre temps de l'image est nécessaire, qui puise dans le rêve de quoi penser la réalité. Nous n'avons pas fini de manger du sable, comme ce cinéaste qui s'épuise progressivement à poursuivre son rêve dans un monde aride, mais une Zazia est là, dans les textes anciens et les coutumes, qui ne peut se réduire à une lointaine illusion.
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